Tout plutôt qu’un vrai boulot — Tex Cobb (42-7-1)

Culture Boxe

pugilat-jonathan-weakshield-antoine-seanque

On aime bien Antoine Sénanque. Il avait écrit un papier brillant sur Fat City de John Huston. Et dans son dernier livre, il réserve une place de choix à la vérité des poings. Extraits.

Au Seven Dials, on obéit à celui qui gagne le tournoi de pugilat. C’est la seule valeur.  Les sentiments sont laissés aux riches qui ne se servent pas de leurs poings et qui ne payent pas avec. Respecter un homme qui ne vous a pas écrasé est incompréhensible pour un natif. Mais moi, je sens les hommes sans qu’ils se battent. Quand je lui ai demandé qui il était et d’où il venait. Il m’a répondu qu’il voulait entrer aux Seven Dials. Des épaules larges, une bonne longueur de bras, j’examinai ses poings. Aujourd’hui encore, on demande mon conseil pour repérer les champions parmi les boxeurs. Un coup d’œil me suffit : les poings plats, les meilleurs, avec des doigts larges, épais ; les osseux qui font mal mais qui gonflent et se fracturent. Ceux de Jonathan étaient trop fins pour durer, mais j’avais ressenti quelque chose devant lui, quelque chose qui m’aurait fait hésiter à le combattre. Est-ce que vous pouvez comprendre ça, vous qui avez les mains si propres et qui sentez la poudre de femme ?

(…)

Je lui avais donné un peu de technique et durci son corps. Ce qu’il fallait, maintenant, c’était lui faire connaître les sensations d’un vrai combat. Il devait se repérer entre des cordes, se faire cogner par un adversaire plus fort, savoir se relever d’un KO, sentir la viande. Rien ne devait être nouveau, le soir du match. Pour trouver des adversaires et les meilleurs, c’était pas difficile : les furieux de l’asile. Mon père, paix à sa belle âme,  nous faisait entrer le soir quand les médecins dormaient. Les infirmiers étaient dans la combine et nous ouvraient les cellules. Ces nuits-là, Jonathan n’a pas dû les oublier. Il entrait et depuis la porte, on excitait les fous sur leur lit avec un fouet de cocher. Je restais dehors, neddy à la main, au cas où ça tournerait mal. Les fous se battaient comme des taureaux, la tête en avant. Ça changeait Jonathan de mes crochets ou de son arbre et il apprenait l’esquive. Au début,  j’ai dû en assommer une bonne dizaine tellement il était surpris. Je lui balançais des injures par la lucarne. Il ne savait pas quoi faire devant ces furieux. Ses coups n’arrivaient pas ou alors pour rien. Il était envoyé par terre en un rien de temps et l’autre se ruait dessus comme une bête sauvage à coup de dents et de griffes et finissait par l’étrangler. Je devais les sonner dur pour les faire lâcher prise. Au bout d’une semaine, il avait déjà des sensations. Le match approchait. Chaque nuit,  il gagnait en rapidité. Je ne me servais plus de mon neddy, les fous tombaient tous seuls. Pour travailler l’esquive, je lui ordonnais de rester devant eux, mains dans le dos. Il devait les éviter avec des feintes de corps. On ne pouvait pas imaginer ce qu’il était devenu. Il avait sa chance. Nous répétions la technique de contre et quelques fois encore je tapais sec au dessus de sa garde. Mais je ne me battais plus contre lui, il était mon élève, ça devenait différent.

A l’asile, il y avait un sous-sol où personne n’allait jamais. Quand un chien enragé vous mordait, on vous jetait là. Les enragés ne vivaient pas longtemps. Après la morsure, il ne fallait pas compter plus de dix jours. De toute façon, on ne les nourrissait pas. Un infirmier m’a fait descendre un soir pour me montrer un fameux spécimen. Un nommé Bozraël, le « Boz », un juif chassé de Russie par les massacres. Il avait été mordu au talon par un renard en traversant une forêt, un  mois avant et il respirait toujours. Les infirmiers s’étaient attachés à lui  et jetaient dans sa cave les restes de leur repas. Sa maigreur faisait peur à voir et il était plus pâle qu’un cadavre. Plusieurs fois d’ailleurs, on l’avait cru mort, car il restait des heures, immobile dans sa paille. La nouveauté, c’est qu’on déclenchait ses crises à chaque fois qu’on ouvrait la lucarne et que la lumière l’éclairait. Il hurlait en se jetant contre les murs, la bave aux lèvres tant qu’on ne refermait pas. Avec l’eau, c’était pire. Il suffisait qu’il entende le bruit de la pluie pour se déchaîner comme un possédé. L’eau et les enragés, ça n’a jamais fait affaire. Pour les faire boire, il faut les attacher ou les assommer à moitié. C’est Jonathan qui a voulu l’affronter. On était à quatre jours du combat, j’ai refusé. Il est descendu quand même. Un infirmier lui a dit : « s’il te mord, je te laisse pas sortir ». Il est entré dans la cellule et on a ouvert la lucarne. Le  Boz  n’a pas bougé. On a eu beau l’aveugler avec la chandelle, ça n’a rien fait du tout. Il le regardait sans faire un geste. J’ai dit à Jonathan de revenir. Il ne m’a pas écouté. Il est allé remplir un seau et lui a balancé l’eau à la figure. Celui qui ne croit pas au diable aurait du faire un tour au sous-sol de l’asile, ce soir là. Le Boz a d’abord plongé sous la paille pour râper la peau de son visage comme s’il avait reçu de l’acide. Et puis, il s’est jeté la gueule ouverte sur Jonathan qui a manqué son esquive. Ils ont roulé par terre, il a pu attraper sa gorge et il l’a cogné comme son arbre pendant une bonne minute. Ça ne l’a pas refroidi, au contraire, Jonathan a pris un coup de tête qui lui a fait lâcher prise. Le Boz hurlait. L’écureuil bondissait comme toujours dans la pièce mais les cris lui ont fait peur et il s’est échappé par la lucarne. Ça a fait reculer Jonathan. Sans mentir, ça lui a mis un coup que son écureuil se débine. Le Boz a foncé sur lui, l’épaule en avant comme pour défoncer une porte. On ne voyait que ses os, mais il avait une force de buffle. Il l’a envoyé à l’autre bout de la cellule et ils se sont battus contre le mur. Jonathan essayait d’ajuster ses crochets mais le gars ne sentait pas les coups. Il cognait sa tête contre les briques et lançait sa mâchoire en avant pour le mordre. Ça suffisait. Je suis entré et je lui ai fendu le crâne.

(…)

Je lui avais appris une technique de contre : laisser venir l’adversaire sans lui donner de réponse, en jouant le gars sonné. Dans ces cas-là, on monte toujours trop vite. On veut finir le travail avec de larges swings qui vous découvrent. Le menton pointe, il suffit de bien l’aligner. Il faut courber l’échine et baisser les gants, jouer le KO debout. Personne n’est jamais KO debout, Mr Meadows. L’autre cherche à finir et il y a une petite fenêtre à l’instant où son poing descend. Faut être précis. Le punch, à la fin d’un combat,  c’est la lucidité.

Extraits de Jonathan Weakshield

Les épatantes scènes de boxe du Jonathan Weakshield d’Antoine Sénanque