5 avril 1915. Cuba, la Havane : le terrain de jeu sulfureux des Etats-Unis, annexe quasi-coloniale du territoire américain. Treize heures, et quelques minutes. L’après-midi est claire et brûlante. Il fait une chaleur accablante. Les rues des quartiers chics et blancs sont vides. Une lourde torpeur pèse sur la ville.
Pourtant, une intense frénésie règne aux portes de la Havane. Au-dessus du Oriental Park, des nuages de poussière soulevés par l’agitation se piègent dans les rayons torrides du soleil et dessinent d’inquiétantes arabesques. Gigantesques masses sombres, les tribunes combles et surchauffées tremblent de toute leur membrure. Au travers du rideau de torpeur et de brume, vingt mille taches de couleurs frémissent et autant de voix montent à l’unisson. Autour du stade, des grappes sombres d’individus se pressent sur des promontoires de fortune et prolongent un peu plus loin encore l’atmosphère électrique. Au centre du terrain, deux ombres massives dansent un étrange ballet de feintes, d’enlacements et d’esquives. Deux ombres, dont l’une, à mesure que l’on se rapproche d’elle, reste obstinément noire.
Déjà vingt-cinq rounds de combat. La sueur perle sur les corps et s’écrase sur le sol poussiéreux du ring en nuage. Le stade est en ébullition. Depuis le ring, on entend crier des tribunes : « tue l’ours noir». Un enchaînement du boxeur blanc. Un terrible crochet du droit à la mâchoire du Noir. Jack Johnson titube, puis s’effondre. L’arbitre entame le compte à rebours fatidique. Les secondes s’égrènent une à une dans un stade incrédule. Dix. Le titre de champion du monde poids lourd vient de s’envoler pour le boxeur à terre. Le corps noir du vaincu gît sur le sol. Le poing de Jesse Willard, « l’espoir blanc », s’élève dans le ciel cubain, comme porté par la folle clameur du public. Le cri de victoire qui monte du stade se répercute comme un écho vers la Havane, avant de franchir le Golfe du Mexique, et de s’étendre à la vitesse de la lumière et du télégraphe vers le Sud des Etats-Unis, la Floride, la Géorgie, puis la Pennsylvanie et le Texas, l’Etat de New York et la Californie, et enfin la frontière du Canada de Seattle à Montréal.
Le titre suprême de la boxe est à nouveau détenu par un Blanc. Jess Willard vient de réaliser un improbable exploit. Inconnu ou presque la veille, ce combat lui suffit pour devenir le héros de tout un peuple, celui qui a rétabli l’ordre des choses et rend à « toute une race sa fierté ». Tous, même les femmes, célèbrent celui qui vient de « restaurer la suprématie de la race blanche en boxe ». Jack Johnson en profite pour se relever prestement, bien prestement pour un boxeur qui aurait été mis k-o, et s’éclipse discrètement du ring pour rejoindre seul le vestiaire. Il quitte l’arène par la sortie de secours et le monde du sport par la petite porte. Il s’enfonce alors dans la nuit cubaine pour disparaître, loin de la ville et de ses manifestations de bonheur.
Il ne verra rien de la Havane qui se drape de blanc. Dans les rues vides quelques instants plus tôt, la population se presse maintenant et agite des mouchoirs et des draps blancs en signe de joie. Les enfants qui s’égaillent dans les rues brandissent comme des étendards les pièces de linge immaculées, en l’honneur de leur nouveau héros. Pas de drapeau national, pas de blason de ville, pas de solidarité de classe : ce qui prime ce soir dans les rues de la Havane, c’est la joie qu’un Blanc soit à nouveau le champion du monde.
Jack Johnson, le « negro » de Détroit, champion de boxe et de la controverse, n’est plus. Il ne lui reste plus qu’à s’enfuir. Son départ précipité a échappé à l’attention des spectateurs tout à la célébration du vainqueur du jour. Le public est sincèrement heureux : il tient la victoire qu’il attendait depuis six ans.
Pourtant, tapis dans l’ombre du stade, quelques hommes en costume civil n’ont rien manqué de la scène. Les individus qui appartiennent aux services secrets américains de renseignement sont chargés d’arrêter Johnson, coupable aux yeux de la justice américaine d’avoir voyagé en compagnie d’une femme blanche dans un train. En dépit de leur mission, ils sont demeurés impassibles et vont laisser Johnson s’envoler, partir pour les Antilles, utiliser un faux passeport américain et rejoindre la France.
Car l’enjeu ce soir n’était plus uniquement sportif, en dépit des apparences. Les manigances politiques l’avaient emporté. Ce qui comptait, c’était la défaite du Noir, sa déchéance sportive, sa perte du titre de champion du monde qui le rendait moralement intouchable. Les fils étaient truqués. La défaite était programmée : à cette seule condition Johnson pouvait aspirer à la tranquillité et à un exil en paix. Cela ne fut jamais prouvé, mais Jack Johnson soutient qu’il a négocié sa défaite avec les représentants de la justice américaine en échange de sa liberté à l’étranger. L’enjeu est en réalité extra-sportif. Pour les autorités américaines, il était plus important qu’il perde que de l’arrêter. Il fallait frapper l’icône pour punir l’homme. En détruisant le mythe du héros, les Américains de la « bonne société » détruisaient l’image sociale de Jack Johnson, menace directe pour l’ordre établi.
L’enjeu réel, c’est la tranquillité et le confort de l’Amérique blanche dans ces certitudes. Un journaliste du Chicago Tribune l’exprime bien dans son analyse du combat: « La race dominante met un point d’honneur à ne céder en rien sa suprématie, même lorsqu’un gorille la remet en cause. Que M. Willard ait permis à des millions de ses concitoyens d’aller dîner rassérénés dans l’estime qu’ils portent à leur tour de biceps et à la taille de leurs pectoraux, voilà son triomphe véritable ». L’Amérique blanche peut dîner tranquille et s’endormir en paix, le fauteur de trouble est soumis.
En filigrane de ce combat, il y avait six années de désordre racial engendré par Jack Johnson, maître de la provocation et de l’insubordination aux lois tacites de la ségrégation. Devenu champion du monde, Johnson avait bénéficié d’une aura sans commune mesure pour un Noir aux Etats-Unis. Il menait une vie passablement dissolue, osait afficher sa richesse et franchir la barrière de couleur, revendiquait le droit de vivre et de s’exprimer librement. Surtout, il épousa deux femmes blanches et se montrait ostensiblement en leur compagnie. Il était un homme trop large pour la condition réservée aux Noirs en 1915.
C’en était trop pour la société américaine de ces années-là. La légitimité d’un Noir comme combattant, comme sportif n’était pas remise en cause : il était reconnu comme le meilleur boxeur de son temps. Mais il y avait des limites sociales et morales à ne pas franchir. Bête de spectacle, il ne pouvait aspirer à une vie quotidienne qui aurait outrepassé sa condition raciale. Héros sportif reconnu comme tel, il était cependant livré à la détestation sociale. Sportif, oui. Champion, éventuellement, mais dans la discrétion, sans cirque médiatique comme pour les Blancs. Homme, non : Noir avant tout.
Noir, sportif, champion : tels sont les trois corps des sportifs afro-américains de haut niveau aux Etats-Unis, tissu de contradiction dans lequel se mêlent les aspirations à la gloire et la liberté.
Etienne Moreau