Tout plutôt qu’un vrai boulot — Tex Cobb (42-7-1)

Culture Boxe

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Si vous pensez qu’organiser des combats de boxe est chose facile, vous vous illusionnez. Pour un salaire de misère, je dois rester enfermé 14 heures par jour dans un burlingue. Soit je suis pendu au téléphone, soit je suis plongé dans la lecture des feuilles de résultats, et tout ça dans l’espoir de dénicher à bas prix deux types capables de tenir quelques rounds.

Et donc mettre au point une rencontre entre poids lourds est un exercice épuisant. Et, dans la majorité des cas, ça n’en vaut pas la chandelle. Non seulement ces enflures bougent mal mais ils n’ont rien dans le ventre. Suffit de leur refiler un biffeton pour qu’ils s’allongent.

Sur un ring, les poids lourds sont neuf fois sur dix synonymes d’ennui et finissent par vous laisser dans la bouche un goût de franche pourriture. Il n’empêche que les fans en redemandent. Et que c’est ce qui rend mon boulot si pénible. Car, même en comptant large, il n’y a guère plus de huit bons poids lourds aux États-Unis. En fait, et indépendamment de leurs qualités, ils ne sont que trente boxeurs à entrer dans cette catégorie. Trente boxeurs infoutus de livrer plus d’un combat par an, quand ce n’est pas un tous les deux ans.

Bref, j’ai passé ma semaine à essayer de trouver un adversaire à Young Sharkey (12 victoires par KO, 1 défaite, 1 nul). Et j’ai fini par appeler les gens de Manille qui m’ont proposé Big Baby Herodima (4 victoires, 6 défaites, 2 nuls). Comme il accusait sur la balance 125 kilos, je me suis dit que ce serait poilant de l’entendre s’écraser sur le ring. Dans la foulée, j’ai pris langue avec les rédacteurs sportifs pour leur annoncer le combat. Faites chauffer les rotos, les mecs, Sharkey contre Herodima, c’est dans quinze jours ! J’avais enfin résolu mon problème. Pour la première fois depuis une éternité, je me suis senti serein, et pour m’en récompenser, je me suis laissé aller dans mon fauteuil. Tout à coup, le téléphone a sonné. C’était Gerda. Elle était saoule.

« Écoute, Gerda, je t’ai déjà demandé de ne jamais m’appeler au travail.

– Non, toi, connard, écoute-moi, tu me dois toujours un truc.

– Je te dois que dalle. Je te l’ai déjà dit, toi et moi, c’est terminé. Me fais pas chier.

– C’est qui ? C’est Suey ? Tu t’es remis avec Suzy ?

– Non. Elle aussi, je l’ai larguée.

– Doug ! À ton âge, tu ne peux plus te permettre de larguer qui que ce soit. Bientôt, très bientôt, plus aucune femme ne s’intéressera à toi.

– Quand ce jour viendra, ce sera le plus beau jour de ma vie. » Et j’ai raccroché. Mais la seconde d’après le téléphone s’est remis à sonner.

« Hé tas de boue, j’en ai pas fini avec toi. Tu es la plus grosse saloperie que la terre ait jamais portée… C’est Suzy, n’est-ce pas ? Tu t’es remis une fois de plus avec elle. Tu te remets toujours avec elle.

– Vu qu’elle se fait enfiler par la moitié de la ville, j’aurais l’impression de fourrer ma bite dans un vide-ordures.

– Tas de boue, faut que je te cause de mes poissons rouges… » J’ai raccroché. Le téléphone a recommencé à chanter. J’ai enfilé mon manteau, fermé la porte à clé, et je me suis tiré vite fait…

De retour chez moi, j’ai dîné d’un sandwich et d’une bière, puis je me suis douché et pieuté. J’étais sur le point de m’endormir quand le téléphone s’et rappelé à mon bon souvenir.

« Écoute-moi, connard…

– S’il te plaît, Gerda ! Je te l’ai dit mille fois, nous deux, c’est terminé, pourquoi ne l’admets-tu pas ? Pour l’amour de Dieu, oublie-moi !

– Je l’entends qui respire.

– Hein, quoi ?

– J’entends sa respiration ! T’as une femme dans ton lit, et vous mangez des crackers au formage et des olives ! Et en plus elle est en train de te caresser les couilles. Je l’entends qui respire !

– Tu es folle à lier, c’est ça ton problème, tu es complètement à la masse.

– Passe-la-moi. Je veux lui parler. »

J’ai raccroché. Et de nouveau dring dring. J’ai décroché et raccroché, puis j’ai soulevé le combiné et l’ai laissé pendre dans le vide. Et j’ai pu enfin m’endormir…

Le lendemain au burlingue, la Fédération m’a appelé pour m’annoncer qu’Herodima ne pourrait pas rencontrer Young Sharkey compte tenu qu’il ne voyait plus que d’un seul oeil. Je leur ai fait remarquer qu’un mec de 125 kilos pouvait se passer d’un oeil, ils n’en ont pas démordu. Chierie ! C’était reparti pour un tour. J’ai repris le téléphone. Et tenté ma chance du côté d’Hymie Stringer de Philadelphie, mais son manager m’a annoncé qu’Hymie s’était cassé la jambe en tombant d’un arbre sur lequel il avait grimpé pour décrocher le cerf-volant d’un gosse de son quartier. J’ai sonné Mexicali. J’ai essayé le Canada. Pour rien. Aussitôt après, le téléphone a sonné.

« Hé, tête de noeud, j’ai encore un truc à te raconter sur mes poissons rouges. Ce matin je me suis levée tôt et je suis sortie dans mon jardin. Il était environ 6h30, et il y avait un léger brouillard. Et mes poissons se tenaient immobiles à la surface de l’eau, hypnotisés par le linceul de feuilles mortes qui leur était tombé dessus. J’ai tout de suite pensé que tu aimerais entendre cette histoire.

– En effet, c’est une belle histoire. Merci.

– Dis donc, glandu, est-ce que c’était bien, oui, est-ce que tu t’es régalé, cette nuit ?

– Gerda, je ne me soucie que d’une chose : organiser un combat. Herodima ne voit plus que d’un oeil et Stringer s’est cassé la jambe en tombant d’un arbre.

– Tu lui as bouffé la chatte ? Tu l’as prise par tous ses trous ? Est-ce qu’elle a bien joui ? »

J’ai raccroché et je suis sorti prendre l’air. Quand j’ai réintégré mon burlingue, la chance m’a souri.J’ai réussi à accrocher Franckie Tanada de New York. Franckie était à 2 victoires, 14 défaites, 3 nuls, mais il avait été mis KO par les meilleurs, 4 anciens champions l’avaient expédié au tapis. Pas la classe, mais un semblant. Au début, son manager a fait le difficile, puis on s’est mis d’accord sur 1 250 dollars. J’ai rappelé les journaleux pour leur dire que c’était reparti avec au menu Young Sharkey contre Tanada. Mais à peine avais-je raccroché que ça a resonné.

« Hé, face de cul, j’ai trop de poissons rouges, du coup ils manquent d’oxygène. Est-ce que je peux t’en apporter quelques uns ?

– Non, je préférerais que tu t’en abstiennes.

– C’est parce que cette putain de femme est toujours là ?

– Quelle femme ?

– Celle dont j’ai entendu la respiration. J’espère pour toi qu’elle nettoie ta baignoire aussi bien que je le fais, qu’elle est aussi bonne que moi pour faire disparaître les traces de merde dans tes gogues, et j’espère aussi qu’elle va t’arracher le bout du gland ! »

Vingt-quatre heures plus tard, Tanada est arrivé en ville et il a attaqué illico l’entraînement. J’ai quitté mon burlingue et je me suis rendu au club de boxe, histoire de voir la bête de près. Il n’avait pas l’air trop abîmé. A priori, il tiendrait bien 3 ou 4 rounds en face de Young Sharkey. Mais guère plus.

Sauf que, le mercredi d’après, l’un des soigneurs du club m’a appelé. Furieux de ne pas obtenir le Coca qu’il avait payé, Franckie Tanada s’était pété la main en tapant comme un sourd sur le distributeur. J’ai ressorti mon répertoire. Mais rien à Trenton, rien au Texas. Et devinez quoi, le téléphone a refait entendre sa sonnerie.

« Dis-moi, face de pet, est-ce que tu baises ma soeur ?

– Absolument pas.

– Attention, tu peux baiser qui tu veux, mais tu ne touches pas à ma soeur. Ça, je ne le tolérerais pas.

– C’est noté, Gerda.

– Les soeurs, c’est sacré, compris ? D’ailleurs, je t’interdis même de l’appeler. Tu ne l’as pas fait, hein ?

– Certainement pas.

– Parfait, ne le fais jamais« , a-t-elle grondé avant de raccrocher.

J’ai réussi ensuite à mettre la main sur Gorilla Gibson de Détroit. Au même tarif : 1 250 dollars. Gorilla (3 victoires, 11 défaites, 2 nuls) s’était fait mettre KO par deux anciens champions. Je n’ai pas manqué d’en parler aux journaleux quand je les ai rappelés…

 Le combat a finalement eu lieu. Je ne mens pas, j’y étais. Quand la cloche a retenti, Gibson s’est tourné vers le public, s’est recueilli un instant et s’est signé, puis fronçant les sourcils, le regard noir, il a gagné le centre du ring. Il paraissait être en forme. Young Sharkey l’a rejoint et lui a tout de suite balancé un crochet du gauche dans les côtes. Gibson est parti en arrière et s’est écroulé sur le dos. L’arbitre l’a compté jusqu’à dix. Après quoi, Gibson s’est remis debout et a regagné son coin comme si de rien n’était. Le public s’est mis à le huer et à lui jeter dessus tout ce qui lui passait sous la main – tout, excepté de l’argent. J’ai quitté mon siège et me suis éloigné, le regard fixé sur le bout de mes chaussures.

Les représentants de la Fédération ont refusé de payer Gibson. Et se sont immédiatement réunis en séance extraordinaire au prétexte, m’avertirent-ils, que deux choses dans cette rencontre leur semblaient suspectes. Leur verdict tomba le lendemain matin. Un, Gibson, à l’évidence s’était couché et, deux, il avait 37 ans. C’est-à-dire un an de plus que l’âge limite, 36 ans, pour monter sur un ring en Californie. Il l’aurait cependant pu s’il en avait obtenu l’autorisation médicale, mais nous n’avions rien demandé de tel. Dans l’heure qui a suivi, Carol s’est pointée. C’est ma patronne, elle possède le club depuis 30 ans et n’a jamais lâché le business même quand la crise nous est tombée dessus. Je travaille pour elle depuis 18 ans.

« Doug, a-t-elle dit en s’asseyant en face de moi, encore une couillonnade de ce genre et je devrai me passer de tes services et engager un gamin qui en veut.

– Écoute-moi, c’est toujours comme ça avec les poids lourds, ce sont des fouteurs de merde. Compte tenu du budget que tu m’alloues, je peux en dégoter un qui soit vraiment bon, mais ceux, c’est mission impossible.

– Augmente le prix des entrées.

– Inenvisageable.

– Jenners ne s’est pas gêné pour le faire, lui.

– Jenners gère le Palace. Il peut se le permettre. Ta salle a plus de 100 ans, Carol. La preuve, c’est qu’il n’y a que deux w.-c. pour tout le public. Tu devrais aller jeter un oeil chez les hommes. Le sol est recouvert d’un bon centimètre de pisse. Pour chaque urinoir, il y a une quinzaine de spectateurs qui font la queue. Et je me demande comment ça se passe chez les femmes. Ce sont des chiottes à la turque, elles doivent s’accroupir. Tu parles d’un régal ! Si l’on augmente les prix, on est morts, et tu le sais aussi bien que moi.’

La sonnerie du téléphone a retenti.

« Hé, l’enculé, il y a une gonzesse dans ton bureau, j’entends sa respiration.

– Harry, je te rappelle, je suis en réunion.

– J’entends sa respiration. T’es sur le point de lui faire minette, hein ?

– Non, Harry, c’est trop ! Je te rappelle, mais au maximum, on pourra te donner 500 dollars pour un moyen. Pas plus.

– Arrête, t’as toujours dit que t’étais trop raide pour m’offrir quoi que ce soit ! Et puis d’où tu sors ce moyen ? Qui pourrait vouloir d’un baiseur moyen ? À part ça, je vais bientôt t’apporter mes poissons rouges.

– Fais ça et je te raccompagne jusqu’à la frontière de l’État à coups de pied dans le cul ! »

J’ai raccroché puis, dans un même mouvement, j’ai ôté le combiné de son support et l’ai posé devant moi. Le tout sous le regard de Carol.

« C’était une femme au bout du fil, n’est-ce pas ?

– Pardon ?

– Doug, j’ai entendu sa voix. J’aimerais bien que ta vie sexuelle n’empiète pas sur ton job. Et plus de couillonnades, non plus, hein ! La Bourse est en train de dévisser. Chaque mois, un nouveau pays fait son entrée dans le club des puissances nucléaires. Le monde change. Plus personne n’a droit à l’erreur. »

Et, sur cet avertissement, elle est sortie de mon burlingue.

La semaine prochaine, je vais donner sa chance à un gamin de Tokyo. Les Japonais ne sont jamais décevants ; la plupart d’entre eux ne savent pas cogner mais ils se rattrapent par leur courage. Je lui opposerai un Mexicain de 17 ans qui a déjà gagné 6 combats et qui ne s’est pas encore fait piéger par une nana. L’un comme l’autre ne pèsent pas plus de 58 kilos. Je me sens en sécurité. N’empêche que j’aurais dû épouser Carol il y a dix ans quand on baisait ensemble.

Charles Bukowski, Le retour du vieux dégueulasse (extrait).

Charles Bukowski – Le retour du vieux dégueulasse (extrait)