Tout plutôt qu’un vrai boulot — Tex Cobb (42-7-1)

Culture Boxe

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Octobre 1970. Atlanta. Deux cents gangsters noirs venus de Harlem, de Chicago, de Saint-Louis et d’ailleurs sont entassés nus dans la cave d’une villa. Ils ont assisté au retour de Mohamed Ali sur le ring face à Jerry Quarry. On leur à offert des invitations pour une grande soirée de paris illégaux. Puis on les a braqués, et maintenant ils vont devoir regagner leur hôtel à quatre heures du matin. Ils sont de très mauvaise humeur. Qui a organisé cette opération ? Que faisait là Chicken Man, qui distribuait les invitations autour du ring ? Et J.D.Hudson, premier flic noir d’Atlanta, qui était chargé de la sécurité d’Ali ?

J’avais eu vent de cet extraordinaire fait divers en lisant Shadow Box de George Plimpton. Elie Robert-Nicoud a eu la bonne idée de rouvrir l’enquête en mêlant boxe et roman noir.

En dehors de l’envie de tuer, à quoi pense un mafieux entièrement nu, allongé dans une cave, dans un entrelacs de corps nus, un mafieux noir qui vient d’assister à la revanche des Noirs américains sous la forme de la victoire de Mohamed Ali sur Quarry, à Atlanta en plus, et qui se retrouve humilié de cette façon par d’autres Noirs ? Et qui sait qu’ils sont Noirs. Sans doute parce qu’il a vu leurs mains ou il l’a compris à leurs voix.

Personne dans cet amas de corps n’a assez d’ironie pour apprécier la situation.

La boxe passe un peu au second plan, mais on apprécie d’être ainsi projetés non pas au milieu du ring mais en pleine Amérique des 70’s. Et puis il y a tout de même quelques réflexions qui viennent caresser l’amateur de boxe dans le sens du poil. Comme celle-ci, sur le temps :

Le temps passe lentement, quand on attend dans un vestiaire. Ou trop rapidement, peut-être. Ou même les deux à la fois. La boxe a le pouvoir de modifier le temps à loisir et d’en faire une torture pour tous ceux qui la pratiquent. La minute de repos n’est jamais comme une autre minute, les trois minutes que dure le round passent comme une vie, ce premier round, ce premier coup de gong, a été attendu et préparé pendant des mois et tout peut s’achever en quelques secondes.

Ali, qui réussira l’exploit d’éclipser l’égo de Norman Mailer dans The Fight, hérite ici d’un rôle secondaire. Ce qui n’empêche l’auteur, grand défenseur de Frazier, de lui dispenser quelques coups derrière la tête :

C’est la force d’Ali de faire oublier tout le monde autour de lui, personne ne compte autour de lui, au point que quand il humilie un adversaire on s’en amuse en oubliant ce que c’est que d’être humilié, en oubliant ce que ressent le type en face. Quand il réduit ses adversaires à des animaux, quand il dit que Liston est un ours et qu’il est laid, que Frazier est un singe et qu’il est laid.

C’est sans doute le tour de passe-passe le plus impressionnant d’Ali, plus encore que ses victoires truquées sur Liston, ou sur Henry Cooper : ce type qui se lève à cinq heures tous les matins pour faire ses prières est devenu le champion de l’athéisme scientifique. Ce type qui appartient à une organisation ségrégationniste et qui cinq ans plus tôt a accepté sans broncher l’assassinat de son ami Malcom X par les dirigeants de cette même organisation fascisante, ce type qui se vante devant les caméras d’avoir rencontré les membres du Ku Klux Klan et d’être en gros d’accord avec ce qu’ils racontent, ce type qui a réussi à blanchir Joe Frazier qui travaillait dans les champs à quatorze ans et à blanchir encore George Foreman, est devenu le héros de la bourgeoisie blanche libérale bien-pensante au nom de la tolérance.

Il semblerait que l’auteur éprouve davantage de sympathie pour ce bon vieux Jerry Quarry, qu’on a jugé bon d’envoyer une nouvelle fois au casse-pipe :

C’est peut-être une source de fierté que de se relever à chaque fois, de pouvoir revenir sans cesse, mais c’est aussi une malédiction, la malédiction des encaisseurs, de ceux qui peuvent en prendre sans broncher, sans se plaindre, des dizaines, des centaines de coups, des directs, des crochets et des uppercuts et qui en réclament toujours plus.

Puis quand on refuse de leur en donner plus, quand on leur dit qu’ils ne peuvent plus boxer alors qu’eux-mêmes ne s’en rendent même pas compte, ils font ce qu’a fait Quarry, ils se réfugient dans l’alcool et la cocaïne. Et quand même l’alcool et la cocaïne ne parviennent pas à les convaincre, ils reviennent.

C’est ce qu’a fait Jerry Quarry à quarante-sept ans. Son neurologue avait déclaré qu’il avait le cerveau d’un homme de plus de quatre-vingts ans. Et d’un homme de plus de quatre-vingt ans pas en grande forme. Le neurologue lui donnait moins de dix ans à vivre. Il ne ressemblait plus au cow-boy qui ferait le faire-valoir dans les films de John Wayne, mais plutôt à l’ivrogne avachi devant le saloon.

So long, cowboy

Elie Robert-Nicoud, Deux Cents Noirs nus dans la cave, éditions Rivages

HALETANT : Deux Cents Noirs nus dans la cave d’Elie Robert-Nicoud