Si c’est Chico Novarro, compositeur et interprète de son état, qui le dit on est bien obligé de le croire. Après tout, on est en Argentine et le tango c’est sacré. Un boxeur dans un tango, il fallait le faire et le bonhomme se devait d’avoir quelque chose de spécial pour mériter pareille distinction. Voyage dans le temps.
Le 2 décembre 1939, un couple d’immigrés italiens sans le sou, Don Felipe et Doña Nicolina, fête l’arrivée du petit dernier, Nicolino, sixième d’une vaste fratrie. Pour écrire une belle histoire il faut toujours quelques estomacs qui grincent et c’est peu de dire que Nicolino Locche n’est pas né avec une cuillère d’argent dans le bec.
Très vite le petit Nicolino affiche une étonnante précocité. A 8 ans il fait ses premières gammes dans le gymnase Julio Mocoroa sous les ordres de Don Paco Mora, son premier et unique entraîneur.
Dans la foulée suivront 122 combats amateurs et 136 combats professionnels avec 117 victoires – dont 14 par KO-, 4 défaites et 15 nuls. Au cours de son ébouriffante carrière, l’Argentin fera moisson de titres nationaux, continentaux et mondiaux. Il tutoie la gloire lorsqu’en 1968 il revient du Japon auréolé du titre de champion du monde de l’AMB (Association Mondiale de Boxe) des Super Légers chipé à l’Hawaïen Paul Fuji. Il défendra 5 fois son bien.
Précoce sur le ring comme dans la vie, à 13 ans le natif de Campo de Los Andes, province de Mendoza, tire sur ses premières clopes. Jusqu’à ce que la grande faucheuse le rattrape en 2005 alors qu’il marque 66 printemps au compteur, Nicolino compose gaiement avec insuffisances respiratoires et problèmes cardiaques chroniques. Mieux, il n’hésite pas à s’en griller une quelques minutes avant de faire son apparition sur le ring.
D’ailleurs, l’homme au clopeau ne sort jamais dîner sans son lot d’anecdotes croustillantes sur ses chères volutes. Sa préférée ? Nous sommes en 1968 et le bonhomme prépare activement son rendez-vous oriental avec le redoutable Paul Fuji. Flanqué de son fidèle entraîneur et d’un ami, Nicolino expédie son footing matinal en gambadant dans le bois de Palermo. Fidèle à lui-même, il prend rapide
ment le large pour s’en griller une discrètement. Manque de bol l’incorrigible il tombe nez à nez avec Juan Carlos Ongania, dictateur de son état. Celui-ci lui lance furibond : « Que faites-vous Locche ? Dans quelques jours vous allez défendre les couleurs de votre patrie et vous êtes en train de fumer ? Courrez !« . Pas fou, Nicolino fait profil bas et reprend immédiatement sa course. De retour, la victoire en poche, il rend visite au président-dictateur et lance en guise de salut : « une petite clope mon Général ?«
Effronté Nicolino l’est avant tout entre les cordes.
S’il y a bien une chose qu’il déteste, c’est de prendre des coups. D’avisés critiques pugilistiques ne se privent pas d’ailleurs pour faire remarquer que ce « type étrange » a décidément mal choisi sa vocation. Las, le poète-boxeur évite les coups et nargue ses adversaires pour gagner à jamais le surnom d’intouchable. Transgressant allègrement les principes du noble art fondés sur l’affrontement physique et l’agressivité, Nicolino gagne sans frapper et impose sous les regards ébahis des spectateurs, journalistes, juges et adversaires son esthétique de l’évitement.
Bien souvent ces derniers renoncent, détruits psychologiquement par ses grimaces clownesques. Qui, l’artiste tourne le dos à son adversaire pour papoter avec le public ou saluer quelque ami journaliste. Qui, l’effronté, planté au milieu du ring, tient à distance son rival d’un bras tendu pour se moucher bruyamment de l’autre.
Pour la première fois de son histoire le Luna Park, mythique enceinte de Buenos Aires, voit défiler des hordes de femmes et d’enfants venus admirer ce clown triste qui termine ses représentations sans aucune marque sur le visage ou presque. Avec Nicolino, le quadrilatère prend des allures d’arène où un matador sans épée humilie un taureau impuissant devant une cible qui se dérobe sans cesse alors qu’un public hilare fait résonner les « olé, olé » de circonstance.
Avec Nicolino sur le quadrilatère, la joie s’est substituée un instant à la sueur et c’était bien ainsi.
NZ