Tout plutôt qu’un vrai boulot — Tex Cobb (42-7-1)

Culture Boxe

 

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Depuis septembre, Frédéric Roux met en ligne sur son site, lettre par lettre, le livre des Mille et une reprises, une sorte de monstre hybride qui vient tout à la fois englober et dépasser les « ouvrages de référence » sur la boxe. 

Et pourtant, à l’instar de Lève ton gauche !, Alias Ali et La classe et les vertus – tous lus, appréciés et chaudement recommandés sur ce site -, la boxe n’est qu’un prétexte pour écrire  sur « la peur , le courage, ce que veut dire d’être un homme, le monde et ses ombres ». 

« L’un des écrivains les plus injustement méconnus de sa génération », d’après L’Arbre Vengeur (peut-être son dernier éditeur car Frédéric Roux dit avoir tourné le dos à l’édition conventionnelle et prévoit de rééditer certains de ses textes sur internet et via les éditions ¡anda!), nous a fait l’amitié de répondre à quelques questions. 

Cultureboxe : Vous dites que Mille et une reprises n’est ni un dictionnaire, ni un abécédaire, ni une encyclopédie. C’est quoi alors ?

Frédéric Roux : Effectivement… rien de tout ça, peut-être même pas un livre ! Mille et une reprises est un monstre, pas seulement par sa dimension (plus de mille pages, bientôt presque deux mille, si je continue à bricoler), mais aussi par sa forme. C’est une chimère, un objet hybride qui tient du texte, un texte, vous l’avez compris, n’appartenant pas à un genre déterminé mais à tous les genres disponibles (essai, histoire, fiction, autofiction, non-fiction, aphorismes, pamphlet, pastiche, etc.), annexant aussi du son et des images. Pourquoi autre chose, autrement ? Eh bien, je constate que mes estimés collègues manquent un brin d’imagination, ils respectent, scrupuleusement, les conventions les plus essorées : un livre, c’est une histoire d’à peu près 250 pages pouvant obtenir un prix littéraire, si ça raconte une histoire d’adultère bourgeois en banlieue proche, si Alzheimer rôde, c’est encore mieux… je leur laisse, ça ne m’intéresse pas ! Il se trouve que l’époque a changé, que les éléments permettant de dépasser ce genre sont à la disposition de tout le monde. Les “modes de lecture” se sont transformés, beaucoup de gens lisent sur écran alors que presque plus personne, si ce n’est les retraitées de l’éducation nationale, n’achète de livre papier. Pourquoi donc ne pas proposer aux jeunes gens qui visionnent des films tournés en Cinémascope sur des écrans format carte postale ce que la technologie autorise ? Le cinéma est devenu parlant lorsque la technique l’a permis, il n’y a plus grand monde pour regretter que le cinéma muet ait fini aux oubliettes ! Le temps du livre est dépassé, je ne suis sûrement pas le premier à tenter le coup, disons que je suis l’un des premiers… peut-être, parce que dans une autre vie j’ai été artiste de style avant-garde, ai-je eu plus de facilités que d’autres pour opérer cette transition. Voilà ! Mille et une reprises est “trans”. Aujourd’hui, c’est monstrueux, demain, ce sera la mode, après-demain, ce sera la norme.

Les écrivains qui ont un peu boxé (Gardner, Toole…) conservent une tendresse particulière pour la boxe des bas-fonds, celle des coups trop larges où le courage prime sur la performance. Votre premier livre, Lève ton gauche ! et la place donnée aux seconds couteaux dans le dernier, Mille et une reprises, semblent plutôt aller dans ce sens. Pourquoi ?

Parce ce que ce sont ceux qui font l’épaisseur du tissu narratif. Les champions, on connaît tous plus ou moins, à quoi bon répéter (sans s’en priver pour autant) ce qui a déjà été dit mille et une fois sur Marcel Cerdan ? Les seconds couteaux, les challengers, les prétendants, c’est déjà moins évident, les figurants, n’en parlons pas ! Emanuel Augustus, Shazzon Bradley, Billy Collins Jr, Bradley Rone, ce sont ceux-là qui m’intéressent, pas seulement parce que leurs destins sont tragiques, mais parce que leurs vies sont follement romanesques… et que, par la même occasion, l’adultère bourgeois peut aller se torcher, et la mort du Covid de la grand-mère avec ! Les seconds rôles sont là pour faire briller les stars, les tomato cans font exister les champions, sans oublier les satellites qui donnent sa profondeur à l’ensemble : les managers, les entraîneurs, les cinéastes, les arbitres, les photographes, les promoteurs et même les écrivains. La boxe est un monde rendu visible par tout un mundillo. Et puis, sur plus de mille pages, il fallait bien rendre hommage à tous ces laissés-pour-compte, et à mes copains aussi, avec lesquels j’ai partagé quatre ou cinq ans de ma vie.

Après Alias Ali, Tyson le cauchemar américain et La classe et les vertus, le livre des Mille et une reprises est-il, lui aussi, un livre américain ?

Croyez bien que je le déplore, mais il faut bien constater que la boxe est un “sport” américain, et ce de plus en plus ; en Europe, la boxe a quasiment disparu, en France, les réunions se font aussi rares que les rencontres de polo-vélo. Cela sans compter que, par tradition (Hemingway, Mailer, Schulberg), ceux qui écrivent à son propos sont, presque toujours, américains. Je suis une exception culturelle, vous l’avez sans doute remarqué, j’écris en français véhiculaire, mais croyez-moi, j’aimerais bien ne pas en être une. Le cul entre deux chaises… “Mais qu’est-ce qu’il fabrique à la fin ? ” “Vous n’allez pas me dire – non plus – que ce type privilégie l’humain ?” Ce n’est pas une position très confortable.

Dans La classe et les vertus, vous racontez un monde en train de disparaître, celui de Marvin Hagler, de l’industrie, de l’effort et de la sueur, au profit des paillettes et de la société du spectacle. De nos jours la violence est de plus en plus insupportable au bon citoyen. Prenez-le comme un compliment : la boxe et vous, vous faites plutôt partie de l’ancien monde. Mille et une reprises, c’est un peu le baroud d’honneur du monde d’hier ?

Mes autres livres, c’est du pareil au même. J’écris sur ce qui va disparaître ou qui a déjà disparu : la campagne, le goret nourri au rata, le prolétariat, les 45 tours, les tomates, la bravoure ; la boxe disparaîtra comme la corrida, ce sont des cruautés qui n’ont plus cours. Rassurez-vous, d’autres prendront leur place… pas moins cruelles, je le crains. Le paradoxe, c’est que, bien que faisant effectivement partie de l’ancien monde, j’essaie d’écrire de façon plus contemporaine que les adeptes du nouveau.

D’habitude, vous avez plutôt la dent dure contre Arthur Cravan. Malgré cela, je suis presque tenté de dire qu’il y a un air de famille : vous distribuez le livre des Mille et une reprises dans une charrette de quatre saisons digitale et vous avez comme lui l’ambition de ne pas être un mais tout : essayiste, historien, poète, philosophe, pamphlétaire, romancier… Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Vous vous trompez, j’ai beaucoup d’estime pour Arthur Cravan, sa vie, son œuvre et je me souhaite la même reconnaissance posthume. J’en ai beaucoup moins pour ses zélateurs et pas du tout pour sa carrière de boxeur qui est aussi proche de zéro que la mienne. En tous les cas, j’aime beaucoup votre image de la charrette à bras numérique, je regrette de ne pas y avoir pensé avant vous.

Cinq ans de travail, plus de deux millions de signes… D’une certaine manière, vous avez « fini » la boxe. Et maintenant ? La boxe, c’est terminé ? On ne vous y reprendra plus ?

Je ne sais pas… il ne faut jamais dire jamais ! Ne perdez pas de vue que j’ai 75 balais, alors j’en ai, peut-être, bientôt terminé avec l’existence tout court… mon “œuvre” est derrière moi, c’est un fait. En revanche, ce à quoi on ne me reprendra plus, c’est l’édition conventionnelle… mais je crois que c’est réciproque.

La bibliographie -longue comme le bras de Tommy Hearns- des Mille et une reprises est en ligne sur votre site. Entre deux livraisons de lettres, avez-vous un livre à nous conseiller ?

Récemment, j’ai beaucoup aimé Murderer’s Row de Springs Toledo, c’est remarquable. Il faut l’avouer, ses préoccupations sont un peu les miennes, Toledo écrit sur des boxeurs (Eddy Booker, Charley Burley, Cocoa Kid, Bert Lytell, Lloyd Marshall, Aaron Wade, Holman Williams) à qui, parce qu’ils étaient noirs, la Mafia et le milieu (pléonasme !) n’ont jamais permis de montrer qu’ils étaient les meilleurs (évidemment, dans ce vestiaire plein comme un œuf, on pourrait réserver une place à Sam Langford). Je ne vous dis pas que ce n’est pas, aussi, parce que j’ai tendance à m’identifier à eux (et à Benny Briscoe). Pour vous montrer que je ne suis pas sectaire et comme tout le monde ne lit pas l’anglais, j’ajouterai Quinze rounds d’Henry Decoin que j’ai fait rééditer à l’Arbre vengeur ; exception faite de Lève ton gauche !, c’est ce qui, en français, a été écrit de mieux sur le sujet.

Le livre des Mille et une reprises sur le site de Frédéric Roux.

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NZ

 

¡OLÉ! Entretien avec Frédéric Roux, auteur du livre des Mille et une reprises